Famille Rugamba
Jean-Luc Moens
Famille Rugamba
Le 7 avril 1994, à 9h, je reçois un appel téléphonique de Cyprien Rugamba. Il me dit : « Jean-Luc, tu sais sans doute que l’avion du président Habyarimana a été abattu hier soir. La situation est grave. Nous avons prié toute la nuit. On entend des coups de feu. Prie pour nous. » Une heure plus tard, je rappelle. C’est une des filles de la maison qui décroche. « Papa est à la chapelle », me dit-elle. En effet, les Rugamba avaient la présence eucharistique avec la permission de l’évêque. Elle va chercher son père. Nous échangeons encore quelques mots. Quand je rappelle vers 11h, plus de réponse. J’apprends plus tard que toute la famille a été assassinée par les soldats de la garde présidentielle. Cyprien, Daphrose, Émérita, Serge, Dacy, Cyrdy, Cyrdina, Ginny et la petite cousine Gabriella sont morts fusillés dans leur jardin.
Qui est cette famille ?
Cyprien Rugamba est né de parents animistes au sud du Rwanda en 1932. Il est baptisé à 13 ans. Il est envoyé au petit séminaire et se sent appelé au sacerdoce. Il perd la foi au grand séminaire à la lecture des philosophes existentialistes. Il fait alors des études d’histoire.
Il commence un projet de mariage avec Xavérine dont il est fou amoureux. Mais celle-ci est assassinée en 1963. Cyprien est profondément abattu par cette disparition.
Finalement, il décide d’épouser Daphrose Mukansanga, la nièce de Xavérine. Daphrose est née en 1944 dans une famille très chrétienne. Son père était l’instituteur de Cyprien. Il était aussi catéchiste. Le mariage est célébré en 1965. Le couple aura 10 enfants entre 1965 et 1986. Le premier né, Joseph, est mort peu de temps après la naissance.
Les débuts du mariage sont difficiles. Après la naissance d’Olivier, le second enfant du couple, Daphrose est accusée injustement et Cyprien la répudie pendant 8 mois. Pendant ce temps de séparation, Daphrose ne voit plus son bébé. Cyprien la reprend quand il se rend compte qu’on l’a trompé : les accusations contre Daphrose étaient des mensonges.
Pendant 18 ans, leur relation conjugale est complexe. Cyprien a une grande admiration pour Daphrose, mais il a aussi un sentiment de culpabilité pour le mal qu’il lui a fait. Un jour, il amène une petite fille à Daphrose. C’est Émérita, une enfant qu’il a eue avec une autre femme. Daphrose l’accueille et l’élève comme sa propre fille. Elle prie pour son mari, pour sa conversion. Elle lui reste fidèle.
Au niveau professionnel, Cyprien est nommé directeur de l’Institut National de Recherche Scientifique (INRS) en 1974. C’est un poste prestigieux. Cyprien devient le grand spécialiste de la langue rwandaise, le kinyarwanda. Il écrit des poèmes et les met en musique. Ces compositions sont jouées à la radio nationale. Il crée un ballet. Il est connu de tous. Ses études sur la culture du Rwanda l’amènent à une conviction : il n’y a qu’une seule culture, une seule langue et un seul peuple, les Rwandais. Toute sa vie, Cyprien se fera l’apôtre de ce peuple unique, ne se laissant jamais piéger par ceux qui tentent de cliver la société rwandaise en différentes ethnies. Cette position n’est pas politiquement correcte dans un pays où les tensions ethniques sont fortes.
En 1980-81, Cyprien tombe gravement malade. C’est une maladie mystérieuse qui va durer une année complète : maux de tête violents, acouphènes, troubles de la vue et de l’équilibre. Daphrose le soigne avec beaucoup d’amour. Cyprien est touché par l’amour de sa femme.
Pendant cette maladie, elle rencontre de Renouveau Charismatique à travers deux femmes Pentecôtistes. Elle reçoit l’effusion de l’Esprit, elle découvre la louange. Sa relation à Dieu devient plus vivante.
Comme la maladie de Cyprien ne guérit pas, on l’envoie en Europe pour être soigné. Dans l’avion, Cyprien reçoit un chant qui parle du ciel. C’est la conversion et en même temps la guérison. Cyprien est entré malade et incroyant dans l’avion ; il en sort guéri et croyant. Il demande pardon à Daphrose qui lui pardonne et ils deviennent un couple rayonnant d’amour. La prière de Daphrose pendant ces 18 années de difficulté a été entendue. Cyprien découvre le Renouveau Charismatique avec Daphrose. Il est très touché par la louange. Il répète encore et encore : « Jésus est merveilleux ! » Le couple donne un magnifique témoignage d’amour conjugal et de charité pour les pauvres.
En 1989, Cyprien perd son travail. Ses positions sur l’unité du peuple rwandais déplaisent au gouvernement. Mais depuis sa conversion, ses chants prennent des accents prophétiques : ils parlent d’amour, de paix, de réconciliation, ils dénoncent la corruption, la cupidité, l’hypocrisie.
La famille Rugamba s’installe à Kigali.
L’arrivée des Rugamba à Kigali coïncide aussi avec un événement spirituel important. Un jour que Cyprien est en prière dans une chapelle, il entend une voix qui lui dit : « Je ferai par toi une œuvre de rédemption. » C’est la première fois que Cyprien fait l’expérience d’une parole intérieure. Il cherche d’où vient la voix et qui parle. Il entend une nouvelle fois : « Je ferai par toi une œuvre de rédemption. » Il cherche encore et entend une troisième fois : « Je ferai par toi une œuvre de rédemption. » Il ne comprend pas. De quoi s’agit-il ? Que veut dire le Seigneur ? Les choses vont peu à peu se clarifier à travers différents événements : cette œuvre de rédemption, ce sera la fondation de la Communauté de l’Emmanuel.
En effet, en été 1989, Cyprien et Daphrose viennent pour la première fois à Paray-le-Monial. C’est la découverte de la Communauté de l’Emmanuel. Ils rencontrent le fondateur, le vénérable Pierre Goursat. Un an plus tard, en septembre 1990, Cyprien et Daphrose commencent la Communauté de l’Emmanuel au Rwanda. Ils évangélisent dans tout le pays. Ils s’engagent dans la compassion. Il y a de multiples témoignages concernant la charité de Cyprien et Daphrose à l’égard des plus démunis. Par exemple, ils accueillent chez eux une famille de 10 personnes déplacée par la guerre. Ils visitent les malades. Il n’est pas rare qu’ils paient les frais d’hospitalisation de personnes pauvres.
Le fait le plus saillant dans ce domaine de la compassion, c’est sans aucun doute l’amour de Cyprien et Daphrose pour les enfants de la rue qui pullulent sur les marchés de Kigali. Daphrose les remarque parce qu’ils viennent lui voler des pommes de terre dans la petite échoppe qu’elle tient sur le marché pour subvenir aux besoins de la famille. Elle en parle à Cyprien, et ensemble, avec la Communauté de l’Emmanuel naissante, ils décident de commencer une œuvre pour accompagner ces enfants , leur proposer des soins, de la nourriture, des cours d’alphabétisation, etc. Ce service existe toujours aujourd’hui. Il s’appelle le Centre Cyprien et Daphrose Rugamba qui a permis à des milliers d’enfants de la rue de retrouver leur famille et une vie plus décente.
En mai 1993, ils accueillent le Saint Sacrement à la maison. La chapelle devient le cœur de la vie de famille. Nous avons de magnifiques témoignages sur la prière des enfants.
Un exemple, raconté par sa maman dans un enseignement à Paray-le-Monial, un an avant leur mort :
Serge aime le sport, explique Daphrose, comme tous les jeunes, et dans son matériel pour la musculation, il lui manquait un jeu de ressorts. Il a demandé à son père de lui acheter ça. Son père n’avait pas d’argent. Serge est allé emprunter ce jeu de ressorts chez un autre étudiant. Il a apporté ce jeu de ressorts à la chapelle où le Saint Sacrement était exposé pour demander à Jésus son matériel de sport. Un membre de notre communauté nous a dit : « J’étais en adoration et j’ai vu Serge avec un matériel de sport, qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce que ça veut dire[1] ? » Nous, nous ne savions pas. Après, son père a trouvé un billet de cinq mille francs qu’il avait oublié dans un livre. Tout de suite, il l’a offert à Serge qui maintenant loue le Seigneur : même si c’est encore un jeune qui ne comprend pas tout du Seigneur, il sait que quand tu dois demander, il te faut aller vers Jésus.
Cette histoire a une suite qui montre comment se vit la prière dans la famille Rugamba. Cette fois, cela concerne Cyrdy, le sixième de la famille. Lui aussi a demandé une chose très coûteuse que ses parents n’avaient pas les moyens de lui offrir. Lui aussi est allé à la chapelle pour prier. À la sortie, Daphrose lui demande quelle avait été la réponse de Jésus. Cyrdy répondit en souriant et dans la paix : « Jésus m’a donné une réponse négative. » L’affaire a été ainsi classée sans aucune tension. Quelle simplicité dans la relation avec Jésus !
Cyprien et Daphrose vivent aussi dans un grand abandon à la Providence.
Un jour, leur fille Dorcyna passe un examen avec brio pour obtenir une place dans une école secondaire. À l’époque, au Rwanda, on sélectionnait les élèves car il n’y avait pas assez de places disponibles. Lorsqu’on publie la sélection des élèves, Dorcyna n’est pas retenue. Cyprien pourrait arranger la situation en donnant un pot-de-vin, mais en bon chrétien, il s’y refuse. Toute la famille prie. Le mois de septembre passe, rien ne se passe. Octobre, toujours rien. Le 6 novembre, dans la nuit, Cyprien entend en rêve : « Cyprien, Dorcyna est admise au secondaire, en section maths-physique. » Il se réveille et, immédiatement, se met à remercier le Seigneur dans la foi pour cette grâce. Le lendemain matin, il annonce la nouvelle, toujours dans la foi, à toute la famille. Vers 16h, le téléphone sonne : une lettre attend Cyprien au ministère de l’Enseignement primaire et secondaire. Et cette lettre confirmait bien que Dorcyna était admise dans l’enseignement secondaire, en section maths-physique.
Quand les accords de paix d’Arusha demandent l’instauration du multipartisme au Rwanda, tous les partis demandent à Cyprien d’adhérer. Il répond : « Si vous êtes du parti de l’amour, je suis avec vous. Si vous êtes contre l’amour, je suis contre vous. » Il refuse le poste de conseiller du premier ministre, membre du parti du président. Cet acte, posé au nom de sa foi, lui vaut l’inimitié accrue des sphères du gouvernement.
Cyprien et Daphrose veulent vivre avec une absolue fidélité les engagements et les grâces de la communautés de l’Emmanuel. Il y a une de ces grâces qui paraît très difficile à mettre en pratique au Rwanda : c’est l’évangélisation de rue. Souvent, quand la Communauté arrive dans un nouveau pays, les frères et sœurs cherchent des excuses pour ne pas se lancer : « Oui, tu peux le faire à Paris, mais ici, dans notre pays, c’est tout à fait en contradiction avec notre culture ! » Dans le cas du Rwanda, Cyprien et Daphrose auraient pu utiliser plusieurs excuses. La première est l’insécurité permanente dans le pays. La seconde est que, réellement, évangéliser dans la rue était absolument inconnu dans le pays. Même les sectes ne le faisaient pas !
Malgré sa peur, Cyprien entame les démarches pour obtenir l’autorisation de faire une évangélisation de rue à proximité du marché central de Kigali, justement là où une grenade a explosé deux semaines plus tôt. Contre toute attente, il reçoit l’autorisation du préfet et, le samedi 24 avril 1993, a lieu la première évangélisation de rue à Kigali. Les évangélisateurs sont des frères et sœurs de la communauté ainsi que quelques membres des groupes de prière du Renouveau charismatique de Kigali. Ils se regroupent autour d’une icône. Ils chantent et louent le Seigneur pendant que d’autres s’adressent aux personnes qui s’arrêtent. Beaucoup de jeunes membres de la communauté ont peur : peur de manifester leur foi en public mais aussi peur d’une éventuelle explosion comme il y en a déjà eu. Mais l’exemple de Cyprien les galvanise : « Si lui qui est connu dans tout le Rwanda ose dévoiler sa foi en public, pourquoi pas nous ? » Désormais, l’évangélisation de rue se tiendra tous les troisièmes samedis du mois[2].
Le 7 avril au matin, les soldats se présentent devant le portail de la maison. Le chef crie : « Alors, Cyprien, tu es toujours chrétien ? » Il répond qu’il est prêt à paraître devant le maître. Les soldats entrent. Daphrose comprend que leur dernière heure est venue. Elle demande à pouvoir aller saluer Jésus dans le Saint Sacrement. Pour toute réponse, un soldat la frappe violemment et lui casse probablement la clavicule.
La famille est réunie dans un angle du jardin. Les soldats tirent. Un seul enfant survit. Gabriella, la petite cousine, présente par hasard, meurt avec eux.
À la nouvelle de leur mort, les gens se souviennent que Jean-Paul II avait déclaré vouloir béatifier un couple rwandais lors de sa visite de septembre 1990. Beaucoup pensent que Cyprien et Daphrose pourraient bien être ce couple.
Un prêtre rwandais a dit : En tuant Rugamba, « c’est le message de l’amour qu’on a tué ; on a tué l’amour qu’il prêchait, on a tué l’amour qui est Dieu lui-même. En Rugamba, on a tué Dieu, parce que qu’il parlait de Dieu. Évidemment, Dieu ne peut pas être tué, sauf en Jésus Christ, son Fils. Pour moi, Rugamba, c’est un prophète, comme Jérémie, Isaïe, Amos, ces prophètes qui parlaient aux autorités, aux responsables religieux, en disant : “Attention ! Ce que vous êtes en train de faire, ne va pas avec la loi de Dieu, la loi de l’amour.” Et on l’a tué comme prophète qui défendait sa foi. » Un petit signe qui résonne comme une confirmation de ces paroles : les assassins ont tiré sur le tabernacle de la chapelle des Rugamba. Les hosties ont été répandues sur le sol. Tirer sur le tabernacle, n’est-ce pas d’une certaine manière vouloir tuer Dieu ?
[1] Ce frère venait adorer dans la chapelle des Rugamba et a vu le jeune Serge déposer son matériel devant le Saint Sacrement exposé.
[2] Lettre du 26 avril 1993.
